Après six ans de conflit, les populations musulmanes des villes algériennes investirent soudain la rue pour réclamer l’indépendance. Les protestations pacifiques de décembre 1960 prirent de court tant les autorités françaises que le Front de libération nationale (FLN). Malgré la répression, le mouvement mit en échec les tentatives du général de Gaulle d’imposer une solution politique aux dépens des nationalistes.
par Mathieu Rigouste
Les manifestations de masse qui ont bouleversé l’Algérie entre février 2019 et mars 2020, date à laquelle elles furent suspendues en raison de la pandémie de Covid-19, résonnent avec un événement majeur autant que méconnu. Il y a soixante ans, à la surprise générale, alors que Paris prétendait avoir définitivement écrasé l’Armée de libération nationale (ALN), branche militaire du Front de libération nationale (FLN), les colonisés surgirent par milliers au cœur des villes pour exiger l’indépendance. Le 11 décembre 1960, des cortèges formés d’habitants des bidonvilles et des quartiers misérables, souvent composés d’anciens et d’un nombre important de femmes et d’enfants, envahirent les quartiers européens au péril de leur vie. Ces protestations suscitèrent une répression féroce, que l’État français a depuis dissimulée. Mais elles réussirent à bouleverser l’ordre colonial et permirent d’arracher l’indépendance. Elles illustrent l’engagement décisif des classes populaires au cœur de la lutte de libération algérienne.
Le soulèvement a lieu pendant un déplacement de Charles de Gaulle en Algérie destiné à promouvoir son programme de « troisième voie ». Comme pour la quinzaine de pays subsahariens qui viennent d’accéder à l’indépendance, le chef de l’État a pour stratégie de favoriser l’installation d’une administration vassalisée qui défendrait les intérêts politiques et économiques de la France. Nommé « Algérie algérienne », ce projet est contrarié par les manifestations, souvent insurrectionnelles, qui se multiplient sur le parcours du général, mais aussi dans le reste du pays, pendant près de trois semaines. De Gaulle doit éviter les grandes villes, finit par écourter son séjour et se résout à négocier avec le FLN.
La tournée du président français coïncide avec l’examen par l’Assemblée générale des Nations unies de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, le 14 décembre 1960, puis avec la discussion, dans la même enceinte, sur la « question algérienne », le 19 décembre. L’insurrection a lieu devant les journalistes du monde entier et trouve un écho direct à New York. Il n’est plus possible pour l’État français de prétendre être soutenu par la majorité des Algériens face à des « terroristes » minoritaires. La déclaration est adoptée, ainsi que la résolution qui reconnaît le « droit de libre détermination comme base pour la solution du problème algérien ».
Autogestion des classes populaires
Dès le 9 décembre 1960 à Aïn Témouchent et Tlemcen, puis le 10 décembre à Oran et Alger, les manifestations prennent forme face aux violences d’Européens qui attaquent les colonisés dans la rue et cherchent à sévir dans les quartiers arabes. À travers le Front de l’Algérie française (FAF), les ultras qui refusent toute idée d’indépendance de l’Algérie se sont organisés pour préparer un coup d’État militaire et imposer une forme d’apartheid. Ces violences déclenchent des réactions d’autodéfense collective dans les quartiers ségrégués. Dans plusieurs grandes villes, ces premières étincelles se transforment rapidement en d’immenses cortèges qui mettent en fuite les Européens, puis qui se dirigent vers les centres-villes interdits tout en affrontant la police, l’armée et les commandos du FAF. La population submerge les barrages policiers au son des youyous, des chants et des slogans tels que « Algérie musulmane ! » ou « Négociations avec le FLN », scandés et peints sur des banderoles. Pour la première fois, des drapeaux algériens sont brandis en grand nombre.
Le 11 décembre 1960, à Alger, dans le quartier Belcourt, plus de dix mille Algériens et Algériennes occupent les rues en dépit d’une répression féroce. Dans l’après-midi, de Gaulle autorise l’armée à ouvrir le feu. La troupe tire dans plusieurs quartiers de la capitale et, par la suite, dans plusieurs villes du pays. L’État français reconnaît officiellement 112 morts à Alger entre le 9 et le 16 décembre ; toutes et tous sont des civils non armés. Après avoir enquêté sur ces événements, nous décomptons de notre côté au moins 260 personnes tuées par la police, l’armée et les civils français entre les confrontations du 9 décembre 1960 à Aïn Témouchent et celles du 6 janvier 1961 à Tiaret.
Avec ces manifestations, c’est tout le mythe du caractère décisif de la bataille d’Alger (1957-1958) et de la « fin du FLN » qui s’effondre. « Pour les experts de la guerre subversive et du “viol des foules”, c’est bien le temps douloureux des illusions perdues », écrit le journaliste Henri Alleg (1), l’un des premiers à avoir dénoncé l’usage de la torture par l’armée française dans son ouvrage La Question (2). Le cinéaste Gillo Pontecorvo clôturera son film La Bataille d’Alger (1966) par des images des manifestations de décembre 1960 afin de rappeler que, si la branche algéroise du FLN a été décapitée par les parachutistes du général Jacques Massu, l’idée de l’indépendance, elle, n’a pas disparu.
Ces soulèvements desserrent finalement la pression militaire sur les maquis et leur permettent de se reconstituer. Ils montrent non seulement que le FLN est capable de se réorganiser, car il est soutenu par les classes populaires, mais aussi que ces dernières ont massivement pris en main la lutte pour l’indépendance. Le projet de putsch de l’extrême droite coloniale et militaire est lui aussi mis à terre.
Dès le début, les femmes et les enfants sont très présents, parfois jusqu’en première ligne. « Dès le commencement de la révolution, les femmes ont participé aux soins, au ravitaillement des maquisards. Elles s’impliquaient totalement dans les manifestations », se souvient Mme Messaouda Chader, qui a vécu les événements de décembre 1960 enfant. À Aïn Témouchent, Oran, Alger, Annaba et Constantine, des groupes d’adolescents et d’adolescentes se sont auto-organisés pour préparer des drapeaux, des banderoles, pour aller les poser clandestinement sur un commissariat et pour organiser les premiers rassemblements.
Une figure du « peuple algérien » prend ainsi forme en même temps qu’elle brise les frontières de l’ordre colonial. On affronte les Européens, mais on chante et on danse, aussi. En reprenant les rues à l’occupant, on se réapproprie les villes ; c’est une manière de commencer à faire exister concrètement l’indépendance en libérant aussi son corps. C’est une insurrection des muscles et des nerfs jusque-là contraints par la domination coloniale telle que la décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre (3). Les travaux en cours de l’historienne Malika Rahal montrent que ce processus se poursuit jusqu’aux festivités de l’indépendance officielle, durant l’été 1962.
Dans les quartiers encerclés par les forces de l’ordre, les Algériens et les Algériennes organisent des cantines et des distributions de nourriture, ils gèrent l’accueil des journalistes et mettent en place des centres de soins clandestins et autonomes. C’est une Algérie indépendante, mais aussi autogérée par les classes populaires, qui prend forme à travers ces pratiques collectives.
Les témoignages que nous avons recueillis montrent combien ces soulèvements apparemment spontanés ont en fait été préparés par cent trente années de résistances populaires au colonialisme, puis six années de guerre de libération. « Ce fut un acte collectif, pas le fait d’un individu. Le 11 décembre, ce n’est pas une personne, c’est un peuple », insiste M. Mustapha Saadi, l’un des enfants qui ont contribué à déclencher le soulèvement d’Alger en incendiant le magasin Monoprix de Belcourt. Les insurgés expliquent comment, dans les communautés de quartier, dans les jeux et le sport, dans la chanson et les pratiques culturelles, dans les formes de solidarité, d’entraide, de ruse, d’autodéfense et de contre-attaques face à l’oppression quotidienne, ont été développés des répertoires d’action profondément politiques. L’anthropologue James C. Scott a étudié cette « grande variété de formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom ». Selon lui, « tout groupe dominé produit, de par sa condition, un texte caché aux yeux des dominants qui représente une critique du pouvoir » (4). Les soulèvements de décembre 1960 s’inscrivent dans cette longue histoire.
Cette insurrection a été très peu étudiée et reste méconnue de chaque côté de la Méditerranée comme dans le reste du monde. Il n’y a pas de thèse sur le sujet et, jusqu’à cette année, hormis un numéro spécial de la revue algérienne Naqd (5) pour le cinquantième anniversaire, en 2010, il n’existait aucune enquête socio-historique de fond (6). Côté français, ces manifestations ont tout simplement disparu de l’histoire officielle. Elles ont été dissimulées, de même que leur répression.
En Algérie, une commémoration officielle existe bien, même s’il ne s’agit pas d’un jour férié, comme c’est le cas pour le 1er novembre, date du déclenchement de la guerre d’indépendance en 1954. À mesure que se construit l’État-FLN, un récit officiel prend forme. Il se focalise sur la journée du 11 décembre à Alger et insiste pour mettre en scène un « peuple algérien » répondant de manière univoque à l’appel du FLN. Un Musée du 11 décembre a fini par être créé en 2010 à Belouizdad (le nouveau nom de Belcourt), le quartier d’Alger où se sont déroulées les premières confrontations. Tous les ans, des commémorations y ont lieu. Quelques témoins viennent prendre la parole aux côtés de représentants de l’État, tandis que les anciens partagent leurs souvenirs au café du Chabab Riadhi de Belouizdad (CRB), le club de football local. À travers le pays, des lycées et des quartiers portent désormais des noms qui rendent hommage aux manifestations, lesquelles sont rapidement évoquées en cours d’histoire au lycée. Mais la plupart des personnes nées après l’indépendance que nous avons interrogées assurent qu’elles n’en savent pas grand-chose et qu’elles se méfient généralement des discours d’État sur « la révolution ». Selon l’historien Daho Djerbal, « tout est fait dans les manuels scolaires comme dans les publications soutenues par le pouvoir gouvernemental pour désamorcer le caractère révolutionnaire des manifestations de décembre 1960 (7) ».
Diverses fictions persistent à ce sujet dans les mémoires de la guerre d’Algérie. L’extrême droite coloniale a ainsi prétendu que les manifestations avaient été pilotées par le FLN, tout en affirmant que de Gaulle a réussi à les manipuler à son profit. Pendant sept années, nous avons mené des recherches dans les archives militaires, administratives, dans les archives de la presse et auprès de nombreux témoins indépendants les uns des autres. Les services d’action psychologique ont bien organisé des « rassemblements de fraternisation » dans plusieurs villes, et ils ont tenté de manipuler au moins une manifestation à Alger, mais ils n’en ont déclenché aucune, et ils n’ont jamais réussi à les instrumentaliser. Au contraire : pour arrêter le soulèvement, le pouvoir colonial a employé la contre-insurrection et la violence.
Quelques moudjahidins (combattants) ont aussi affirmé que les manifestations avaient été préparées par le FLN. Mais, de l’aveu de ses propres chefs, le Front ne les avait pas prévues et, même si un « réseau d’Alger » était effectivement en cours de reconstruction, il ne les a ni organisées ni déclenchées. À Alger et dans les rares villes où il restait des membres actifs du FLN, ceux-ci ont seulement tenté d’encadrer certains cortèges, notamment par des slogans de soutien au Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Établi à Tunis, ce dernier est d’ailleurs surpris par la tournure des événements et déclare alors se méfier d’une manipulation des autorités coloniales. Le 16 décembre 1960, Ferhat Abbas, son président, exhorte la population à quitter la rue, à rentrer chez elle et à laisser le FLN se charger du combat pour l’indépendance. Il n’est pas écouté, et les manifestations continuent dans de nombreuses villes ; elles s’étendent même dans les jours qui suivent à Batna, Béchar, puis Tiaret.
Ainsi, trois ans après la bataille d’Alger, les classes populaires colonisées ont réussi à reprendre en main le processus révolutionnaire. Elles ont fortement contribué à arracher l’indépendance en sabotant les mécanismes d’une gestion impériale par la France de ses anciennes colonies. Les formes d’auto-organisation qui ont permis le 11 décembre ont ensuite continué à tenter de transformer la société algérienne durant la période de l’« autogestion », au cours des premières années de l’indépendance, mais cette expérience a fini par être étouffée par l’État algérien. Il semble qu’elle ait commencé à resurgir sous d’autres formes depuis le début du Hirak, en 2019.
Mathieu Rigouste
Chercheur, auteur d’Un seul héros, le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, Premiers Matins de novembre Éditions, Paris, 2020.
Article paru sur https://www.monde-diplomatique.fr/2020/12/RIGOUSTE/62543
(1) Henri Alleg (sous la dir. de), La Guerre d’Algérie, tome III : Des complots du 13 mai à l’indépendance. Un État vient au monde, Temps actuel, Paris, 1981.
(2) Henri Alleg, La Question, Éditions de Minuit, Paris, 1958.
(3) Frantz Fanon entreprend la rédaction de son dernier livre à la suite des soulèvements algériens de décembre 1960.
(4) James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, Paris, 2009.
(5) « 11 décembre 1960. Le Diên Biên Phu politique de la guerre d’Algérie », Naqd, Alger, 2010.
(6) Outre son ouvrage, l’auteur consacre un blog à ces événements : https://unseulheroslepeuple.org
(7) Mélanie Matarese, « Daho Djerbal, historien : “Il reste peu de choses du 11 décembre 1960” », Visa pour l’Algérie, 12 décembre 2010.
En perspective