L’histoire des doctrines de contre-insurrection retrace l’évolution des formes contemporaines de la guerre et du contrôle. Ces technologies de pouvoir appartiennent aux « effets de retour » des expériences coloniales sur les métropoles (32). La contre-insurrection structure ainsi en profondeur les nouvelles formes de gouvernement des sociétés sécuritaires (33). Mais son histoire s’enracine dans les répertoires du pouvoir impérial.
Aux fondements des machines de guerre contre le peuple
On trouve dès L’art de la guerre de Sun Tsu, il y a sans doute plus de 2000 ans, une conception selon laquelle la victoire peut s’obtenir par l’emploi de forces déstabilisant la société de l’adversaire (34). L’auteur y recommande une stratégie des petites unités, utilisant les forces régulières seulement pour l’engagement et des forces « extraordinaires » pour la victoire. Il inscrit ces préceptes dans une réflexion plus large sur les moyens de soumettre l’ennemi « sans combattre ». Cette articulation de méthodes psychologiques et d’actions commando signale l’une des plus anciennes formes de dispositif contre-insurrectionnel (35) et l’une des premières machineries connues de guerre contre le peuple.
Avec l’émergence des États modernes occidentaux, une définition « classique » s’impose selon laquelle la guerre consiste en une lutte armée entre États. Mais dès cette période, les États-nation occidentaux mènent des formes de guerre à des populations civiles dans différents contextes : face aux peuples premiers en Amérique du Nord, contre les Catalans en Espagne, contre les protestants de France, contre les Génois et les Corses, contre les Vendéens durant la révolution française ou au travers des guerres coloniales britanniques en Asie. Sur ces terrains, des militaires commencent à articuler des techniques de guerre classique avec des pratiques punitives ciblant les sociétés civiles elles-mêmes : prises d’otages, pillages, destruction des biens et parfois éradication (36).
Les armées occidentales expérimentent dans ce contexte des déploiements en colonnes plus mobiles, en groupes plus petits, elles apprennent à réduire leurs artilleries, organisent des embuscades et conjuguent des formes répressives de « guérilla » avec des opérations policières. Ce domaine est nommé « contre-guérilla » et c’est dans cette forge qu’apparaissent des prototypes de machines contre-insurrectionelles modernes.
Une culture stratégique mondiale commence à se forger entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle. Les armées asiatiques s’inspirent des expériences françaises et britanniques. La culture militaire française alimente aussi l’armée égyptienne tandis qu’un modèle stratégique germanique influence les États russe, turc puis les États chinois et japonais(37.) Mais les phénomènes contre-insurrectionnels n’occupent encore qu’une place marginale dans ce champ de la pensée stratégique.
Les premiers théoriciens de la « petite guerre » émergent à la fin du XVIIIe siècle. Le lieutenant-colonel Le Roy de Grandmaison publie en 1756 La Petite Guerre ou Traité du Service des Troupes Légères en Campagne, dans lequel il insiste sur l’utilisation de troupes légères et flexibles capables d’opérations de reconnaissance mais aussi de diversion. Il est l’un des premiers à systématiser méthodiquement la façon de prendre un poste et de le défendre ou de dresser une embuscade.
Mais c’est l’invasion napoléonienne de l’Espagne en 1808 qui amène l’armée française à se doter d’un premier véritable répertoire dans ce domaine. Les savoirs techniques issus de ces opérations ont dès cette époque influencé les généraux régulièrement chargés d’écraser les révoltes populaires en France.
Le maréchal Thomas Robert Bugeaud symbolise bien ce phénomène d’hybridation entre les domaines de la guerre coloniale et de la répression militaire en métropole. Après avoir combattu la guérilla espagnole sous l’autorité de Bonaparte au début de sa carrière, il dirige une brigade pour réprimer l’insurrection de 1834 à Paris puis il est envoyé écraser la résistance d’Abdelkader en Algérie en 1836 avant d’être nommé gouverneur général de l’Algérie en 1840. La « situation coloniale (38) » se constitue comme un laboratoire de nouvelles formes de pouvoir (39). C’est le cas notamment de la « pacification » : les troupes militaires sont réagencées en colonnes mobiles pour chasser et affamer les résistants algériens, incendier les villages, rafler les troupeaux. Bugeaud développe une pratique de la terre brûlée associée à des massacres, notamment par enfumades dans des grottes. Mais il élabore aussi des méthodes de gouvernement en travaillant à généraliser, dès 1844, les « bureaux arabes ». Ces structures sont gérées par des officiers reconnus pour leur maîtrise de la langue et de la culture algériennes. Chargées de missions de police, de surveillance des tribunaux et des écoles, de santé, de travaux publics et de levée d’impôts, elles constituent des prototypes de gouvernement militaire de populations civiles.
Le Maréchal Bugeaud rédige alors l’un des premiers traités de contre-insurrection urbaine moderne. La Guerre des rues et des maisons propose « une meilleure entente de la guerre dans l’intérieur des villes » (40) conçue à travers un modèle d’écrasement militaro-policier des foules insurgées en ville et en métropole, inspiré par ses expériences au Caire, à Saragosse et en Algérie.
Aux côtés de Bugeaud, deux autres « pères fondateurs » français se distinguent.
Le colonel Joseph Simon Gallieni a fait ses armes et s’est formé à l’administration coloniale à la Réunion, au Sénégal et au Mali, en Martinique, au Niger et au Soudan. En poste au Tonkin de 1892 à 1896, il théorise avec le commandant Hubert Lyautey une « politique des races » appuyée sur une méthode de la « tache d’huile ». Il la définit comme « l’occupation méthodique et progressive du pays […] de manière à empêcher l’infiltration des bandes rebelles » (41). Gallieni déploie ensuite ce modèle à Madagascar.
Il tente de résumer son approche : « Frapper à la tête et rassurer la masse égarée par des conseils perfides et des affirmations calomnieuses, tout le secret d’une pacification est dans ces deux termes. En somme, toute action politique dans la colonie doit consister à discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, à neutraliser et détruire les éléments locaux non utilisables (42) ».
Le parcours et l’effort de théorisation du général Gallieni signalent l’émergence d’une réflexion de fond à l’intérieur du bloc de pouvoir colonial. Les conquêtes françaises en Algérie et en Indochine ont déjà montré que des campagnes concentrées sur la guerre, la terreur et l’anéantissement ne pouvaient venir à bout très longtemps des contre-attaques. « Un pays n’est pas pacifié quand une opération militaire y a décimé les habitants et courbé toutes les têtes sous la terreur » écrit Joseph Simon Gallieni. « Le premier effroi calmé, il germera dans la masse des ferments de révolte. […] Tout au moins il restera dans les esprits une méfiance instinctive, qu’il faut à tout prix calmer (43). » L’idée qu’il faut encadrer la production de terreur et la combiner avec des dispositifs de « conquête des cœurs et des esprits » accompagne la formation des premiers prototypes de doctrines contre-insurrectionnelles.
Dès cette époque, la contre-insurrection se déploie sous des formes de guerres policières mais aussi comme technologie de gouvernement colonial et militarisé. Le général Gallieni décrit précisément cette nouvelle volonté de gouverner la société qui s’empare des fondateurs de la contre-insurrection. « Toute agglomération d’individus, race, peuple, tribu ou famille représente une somme d’intérêts communs ou opposés. S’il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi de haines et des rivalités qu’il faut savoir démêler et utiliser à notre profit, en les opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les secondes (44). »
De son côté, Lyautey théorise le rôle politique et administratif du contrôle militaire des populations (45). Il développe une approche complète, concentrée sur la collaboration avec des chefferies locales dont il faudrait selon lui connaître et respecter les coutumes. Cette « politique de la tasse de thé » considère les « relations publiques » comme des techniques d’« action psychologique ». Lyautey met aussi en œuvre au Maroc une technique de conquête par « triangulation » conçue au Tonkin et développée à Madagascar. Il s’agit de faire converger des colonnes pour neutraliser les ennemis dans leur zone de déploiement, l’extrémité du triangle de marche reçoit alors la mission de construire une fortification et de pacifier le secteur en armant des populations soumises, ce qui permet de mailler progressivement le territoire. Des groupes mobiles reçoivent ensuite la charge de tenir les intervalles.
Hubert Lyautey théorise lui aussi des formes de gouvernementalités contre-insurrectionnelles. Selon le maréchal, il faut organiser une « pénétration économique » du territoire, construire des hôpitaux et des écoles pour diffuser l’imaginaire du soldat-bâtisseur. Dans son livre Du rôle colonial de l’armée, il compare la colonisation à la « mise en culture d’une partie d’un territoire envahi par les herbes sauvages. » Selon lui, « il ne suffit pas d’arracher celles-ci sous peine de recommencer le lendemain », il faut une « occupation armée », « l’établissement d’une ceinture militaire » pour l’isoler et « enfin la reconstitution de la population (46). »
Dès cette époque, les doctrinaires ont tendance à masquer leurs échecs pratiques à maintenir « l’ordre public » sans écrasement militaire. L’expérimentation du modèle de Galliéni au Maroc échoue ainsi à obtenir la fin des révoltes et des résistances populaires et s’engage dans une logique de destruction de masse.
À la même époque, l’impérialisme britannique se dote aussi de premières doctrines de « petite guerre » basées sur son expérience coloniale. Dans le Raj, après la révolte des soldats indiens Sepoys en 1857 et le massacre militaire qui s’ensuivit, l’administration coloniale développe une politique de promotion d’élites locales. En Afrique, le modèle britannique reste concentré sur l’emploi de la coercition et de la terreur. En 1896, Charles Callwell publie son ouvrage Small Wars qui étudie les combats entre soldats « réguliers » et « irréguliers » dans la guerre « de guérilla ». Il y engage à soumettre « les sauvages » et les « races semi-civilisées » à travers trois types d’opération : la « conquête », les « représailles » et la « pacification ». Il insiste dès cette époque sur la nécessité et l’intérêt pour les troupes occidentales de développer la technologie et la discipline pour faire face au nombre des colonisés, de les tenir par la peur et de les transformer par l’individualisme.
Genèse de la contre-insurrection contemporaine
Au xxe siècle, les armées contemporaines ont continué à employer des modèles de guerre classiques contre des populations civiles, notamment des opérations de ratissage et d’encerclement ainsi que l’usage massif des armes. Les guerres coloniales de « pacification » dans la première partie du xxe siècle ont aussi été les laboratoires du déplacement de populations et notamment du camp de concentration. C’est le cas pour l’armée espagnole à Cuba, celle des États-Unis aux Philippines entre 1899 et 1902 et celle du Royaume-Uni en Afrique du Sud entre 1895 et 1902 (47). C’est dans ce cadre que sont élaborées des premières « unités spéciales » chargées du contrôle des « populations », des milices « indigènes » et des dispositifs de « police auxiliaire ». Une partie de ces innovations commence à circuler dans les répertoires de la culture stratégique mondiale et dans les malles à outils répressives à l’intérieur des métropoles impériales.
Aux Philippines, l’armée nord-américaine se dote d’un savoir-faire colonial. Une campagne de lutte contre les guérillas indépendantistes est lancée par le gouvernement militaire du général Arthur MacArthur, à travers une méthode dite de « l’attraction et du châtiment ». Il s’agit d’articuler des pratiques répressives, notamment la mise en place de camps de concentration sur le modèle des réserves indiennes, avec une politique de dissociation par l’attribution de terres. Les Marines nord-américains expérimentent aussi des schémas contre-insurrectionnels durant les « Banana wars » des années 1920 et 1930 en Amérique centrale. Les savoir-faire acquis lors de ces opérations alimentent la conception du Small Wars Manual de la marine états-unienne publié en 1940 (48).
L’armée britannique, qui a développé des unités para-militaires dans ses guerres coloniales, les transposent dans des doctrines de lutte contre les rébellions dont l’influence se retrouve en Inde ou en Palestine. Les massacres commis par les soldats britanniques durant la guerre d’indépendance irlandaise en 1919-1920 renforcent la cohésion du mouvement indépendantiste irlandais et poussent l’État à imaginer une « police impériale » capable d’apporter des rétributions et des avantages à certaines franges du prolétariat colonisé. Une politique raciste de déshumanisation des Irlandais.es est développée à l’intérieur même de la stratégie répressive.
C’est en 1952, durant la campagne contre-insurrectionnelle en Malaisie (1948-1960) que le Haut Commissaire et Field Marshall britannique Sir Gerald W. R. Templer aurait formulé pour la première fois l’énoncé axiomatique sur la « conquête des cœurs et des esprits (49). » C’est du moins ce qu’ont retenu un grand nombre de commentateurs du renouveau contre-insurrectionnel du début des années 2000. Ce savoir-faire se développe à travers l’emploi de « commandos de chasse » dans des opérations contre-insurrectionnelles en Irlande notamment. Il influencera de nombreux pays de l’Otan pendant toute la guerre froide.
De son côté, la pensée stratégique française effectue une « double révolution » à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en s’inspirant des théoriciens qui ont permis au IIIe Reich de conduire la guerre en vainqueur, et en les adaptant à la nouvelle donne mondiale (50). Les généraux André Beauffre et Jean de Lattre de Tassigny qui participent après la fin de l’Occupation, à la création de la doctrine française de la « défense globale » ont passé une partie importante de leur carrière dans les guerres coloniales « de pacification ». Ils appellent à militariser « globalement » la société en faisant directement référence au maréchal Erich Ludendorff, fondateur de la doctrine de la « guerre totale ». Général en chef de l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale, Ludendorff développait l’idée que la guerre nouvelle oppose désormais des « races » et des potentiels économiques et industriels. Dans ce contexte, il faudrait cesser de distinguer le civil et le militaire, le temps de la paix et celui de la guerre car le contrôle de la population serait devenu l’enjeu même du conflit. Ludendorff comme l’état-major militaire français est alors obsédé par la « menace communiste » et considère qu’il faut construire une société en guerre permanente et préventive contre toutes les « subversions ». Il faudrait pour cela engager « toutes les forces de la nation » pour assurer la « cohésion animique du peuple » avec son chef.
Les généraux français reprennent l’idée que l’essor de la « menace communiste » ferait disparaître les fronts et que « l’ennemi » devrait désormais être surveillé en permanence à l’intérieur du territoire et de la population (51). C’est le principe du « totalitarisme tactique » défini par l’historien Michael McClintock (52). Et c’est sous cet angle que l’armée française conçoit les guerres qui s’engagent en Indochine et en Corée, la révolution chinoise et les soulèvements anticoloniaux dans toute l’Afrique. On retrouve ce modèle de la « guerre totale » dans la pensée militaire française jusque dans les années 1970 (53). C’est dans ce contexte idéologique qu’est forgée la nouvelle doctrine de contre-insurrection française au cours des années 1950.
La conception de la doctrine « de la guerre (contre) révolutionnaire »
À travers les deux guerres mondiales, des secteurs industriels des grandes puissances se sont entièrement spécialisés dans les domaines militaires et se sont fortement développés. Ces puissantes industries ont restructuré les blocs de pouvoir en s’associant avec des institutions étatiques et des fractions des classes dirigeantes. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France notamment, des complexes militaro-industriels se sont constitués sur les profits tirés de la guerre. Ils ont guidé jusqu’aujourd’hui le capitalisme et les États dominants dans une logique de survie par expansion fondée sur la permanence de la guerre (54).
Dans le même temps, tout au long du xxe siècle, les mouvements ouvriers, les mouvements sociaux et les mouvements révolutionnaires ont continué à se développer à l’intérieur des métropoles impériales mais aussi dans les territoires colonisés et ségrégués. Il est devenu indispensable pour les classes dominantes de disposer de techniques de contrôle, de surveillance et de répression industrielles et rationalisées à l’extrême. La solution qui émerge consiste à intensifier la production d’auto-contrôle parmi les classes dominées, à développer l’adhésion et la participation à l’encadrement, à renforcer l’hégémonie des systèmes de dominations. La contre-insurrection contemporaine émerge en réponse à ces problématiques et se déploie à travers un tissu de marchés liés à la guerre, au contrôle et à la répression. Les prémices du capitalisme sécuritaire s’enracinent ainsi dans les laboratoires des guerres coloniales (55).
C’est dans ce contexte que l’État français laisse une partie de son armée expérimenter au Maroc, en Indochine puis en Algérie, de nouvelles formes de guerre, de contrôle et de gouvernement des « populations ». En Indochine, la conception de la « guerre totale » et la doctrine de « défense globale » permettent à des officiers comme Charles Lacheroy et Roger Trinquier d’expérimenter et de systématiser des assemblages d’idées et de pratiques, de techniques et de dispositifs issus des répertoires militaires et coloniaux. Pour écraser le Việt-Minh, l’organisation indépendantiste issue de la résistance viet-namienne à la colonisation française, ils puisent aussi dans les répertoires de torture de la Gestapo, dans les placards idéologiques nazis comme la doctrine de la guerre totale de Ludendorff, ainsi que dans les techniques de guérillas et de propagande employées par les services spéciaux alliés durant la Seconde Guerre mondiale – les Jett-burgs notamment.
Cet assemblage de dispositifs idéologiques et techniques marque l’origine de la doctrine française de la guerre (contre) révolutionnaire » (DGR). On s’accorde pour considérer la conférence du colonel Charles Lacheroy en novembre 1952 à Bien Hoa comme son acte de naissance (56). Formé dans l’armée coloniale en Syrie puis au Maroc, il est nommé en 1951 en Indochine sous les ordres du général de Lattre de Tassigny, pour « sécuriser » le secteur de Bien Hoa. Impuissant à réduire les résistances populaires, il cherche à comprendre comment elles se sont structurées. Dans cette conférence, il définit l’emploi de « hiérarchies parallèles » administrées par le Việt-Minh pour s’assurer le contrôle et l’adhésion de la population indochinoise. Lacheroy construit un concept de « dictature populo-politico-militaire » qu’il engage à reprendre à l’ennemi et à retourner contre lui. Le colonel appelle à « se servir de l’arme Việt-Minh des hiérarchies parallèles » pour dresser une contre-organisation dictatoriale, et reprendre ainsi le contrôle sur le prolétariat vietnamien.
Cette dimension consistant à étendre la guerre contre-insurrectionnelle à l’ensemble de la société civile forge le caractère proprement « révolutionnaire » de la doctrine française. C’est aussi ce qui la distingue du répertoire britannique pourtant considéré comme plus innovant (57). Dans la pensée de Lacheroy, « la population » et « la société » deviennent à la fois les cibles et les instruments de la « guerre contre révolutionnaire ». Le colonel Lacheroy se distingue par sa persévérance dans l’élaboration d’« un vrai discours doctrinal, construit et argumenté (58) ».
Pour légitimer l’emploi de ces régimes de violence, les théoriciens français de la DGR se sont approprié une conception forte de la théorie de Mao Zedong sur la « guerre populaire prolongée » selon laquelle « la guérilla vit dans la population comme un poisson dans l’eau ». Les militaires français se sont persuadés que les luttes de libération anticoloniales seraient organisées exactement selon la théorie maoïste, dont ils ont une lecture policière et qu’elles sont directement manipulées depuis Pékin et Moscou.
Il s’agit alors pour eux de justifier la création de procédures juridiques d’exception permettant de faire la guerre à des civils à l’intérieur de l’Empire et de mettre en place des formes de gouvernement militaro-policières. Les doctrinaires tentent de légitimer leurs conceptions en assurant qu’il faudrait retourner les « armes de l’ennemi » contre lui-même. La DGR met ainsi en système plusieurs manières de se saisir de ce « poisson » subversif que constituerait l’appareil politique de la guérilla.
Les officiers contre-insurrectionnels parlent d’une Organisation politico administrative (OPA) pour désigner les appareils adverses comme le FLN et le Vietminh. Ils conçoivent un système de dispositifs pour empoisonner ce « poisson-OPA » par l’action psychologique et ’infiltration, pour l’attraper avec les filets du quadrillage et du maillage territorial, le harponner avec des unités commandos, le congeler par l’encadrement serré de la population et même pour s’en saisir en vidant l’eau, c’est-à-dire par le déplacement et l’internement massif des colonisé.e.s.
La transformation de ce répertoire de méthodes en véritable doctrine d’État est fulgurante. Début 1953, Lacheroy est ramené à Paris et on lui confie la direction du Centre des études africaines et asiatiques (CEAA) chargé de former les officiers coloniaux partant pour l’Indochine. « Au bout de quelques semaines, ce n’était plus des auditeurs que j’avais en face de moi mais des apôtres » écrit-il (59). Il rédige alors un résumé de ses conférences dans une brochure intitulée « La campagne d’Indochine ou une leçon de guerre révolutionnaire ». Des extraits sont publiés dans deux numéros successifs par Le Monde durant l’été 1954. Il est convoqué à l’état-major de l’armée par le général Blanc qui l’écoute expliquer sa théorie, lui décerne une lettre de félicitations et fait imprimer puis diffuser largement sa brochure dans l’armée. « Je me suis vu, du jour au lendemain, assailli de demandes de conférences, de Saint-Cyr à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) en passant par l’École d’état-major et l’École supérieure de guerre (60). » Lacheroy prononce alors une conférence importante en avril 1955 devant une assemblée de généraux réunie à l’IHEDN. Il est rapidement installé à l’état-major de la Défense Nationale sur ordre du général Ely et se voit affecté deux mois plus tard rue Saint-Dominique au ministère de la Défense Nationale pour y prendre la direction de l’information et du service psychologique. Il y incarne pendant trois années le « renouveau doctrinal ». Son exposé devant l’IHEDN est imprimé à 25 000 exemplaires et acquiert un véritable statut de doctrine d’État. Lacheroy prononce des centaines de conférences et finit par diffuser ses analyses dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en juillet 1957 devant plusieurs centaines d’officiers de réserve et d’active.
L’autre père fondateur de la DGR, le colonel Roger Trinquier, dirige en Indochine un Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA). Sa mission est « calquée sur celle du Service Action pendant la guerre 39-45 : fabriquer des maquis, former des équipes de sabotages, créer des filières d’évasion ».61 Pour monter ces contre-maquis, il recrute des « populations montagnardes » considérées comme historiquement opposées aux Annamites et organise un financement occulte, sous le nom d’opération X, basé sur l’achat et la revente de l’opium. L’officier David Galula, qui était en poste dans les montagnes kabyles d’Algérie et deviendra l’un des grands théoriciens de la contre-insurrection
aux États-Unis, synthétise : « La population devait être protégée, contrôlée, gagnée et donc isolée des rebelles. Un vrai travail en profondeur était nécessaire (62). »
L’une des caractéristiques de la contre-insurrection et qui explique sans doute son succès dans ce contexte et jusqu’à nos jours réside dans ce rapport particulier à « la population ». En la divisant et en mobilisant de manière intensive de larges parties des classes dominées, la contre-insurrection affirme pouvoir réduire les moyens humains et financiers de l’encadrement des « populations », elle apparaît comme un moyen d’optimiser et de rationaliser à l’extrême les coûts de la guerre, de la répression et du contrôle.
Voyons maintenant comment ces principes ont pu être mis en œuvre concrètement en Algérie.
* Chapitre issu du livre : Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, PMN Editions, (2020) 2022.
Notes:
32. Michel Foucault, Dits et Écrits, Gallimard, Paris, 1999, t. 3.
33. Christos Boukalas, Mark Neocleous, Claude Serfati, Critique de la sécurité. Accumulation capitaliste et pacification sociale, Eterotopia, Paris, 2017.
Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009.
34. Sun Tsu, L’art de la guerre, Flammarion, Paris, 2008.
35. Olivier Schmitt, « Penser la contre-insurrection », Temps Présent, avril 2017. https://tempspresents.com/2017/04/18/penser-la-contre-insurrection/
36. Des pratiques d’extermination ont été mises en œuvre dans les déploiements français en Afrique du Nord, néerlandais en Indonésie, allemand en Afrique du Sud-Ouest ou contre les peuples natifs en Amérique du Nord.
Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme. XVIe -XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Hachette, Paris, 2004.
Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005.
Hannah Arendt, L’impérialisme. Les origines du totalitarisme, Fayard, Paris, 1982.
37. Christophe Wasinski, « La volonté de réprimer. Généalogie transnationale de la contre-insurrection », Cultures et Conflits, n°79-80, 2010, p. 164.
38. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de Socio-
logie, vol XI, 1951, pp. 44-79.
39. David Anderson, David Killingray (ed.), Policing the empire. Government, authority and control, 1830-
1940, Manchester university Press, Manchester, 1991.
40. Ce document est longtemps resté inédit. Maréchal Bugeaud, La guerre des rues et des maisons, Jean-
Paul Rocher Éditeur, Paris, 1997, p. 106.
41. Joseph S. Gallieni, « Rapport d’ensemble sur la pacification, l’organisation et la colonisation de Madagascar (octobre 1896-mars 1899), dans Gérard Chaliand (dir.), Anthologie mondiale de la stratégie, Bouquins, Paris, 1990, pp. 1016-1025. Cité dans Élie Tenenbaum, « Pour une généalogie atlantique de la contre-insurrection », in Georges-Henri Bricet des Valons (dir.), Faut-il brûler la contre-insurrection ?, Choiseul, Paris, 2010, p. 26.
42. Cité dans Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc, Éditions Complexe, Bruxelles, 2002, pp. 250-251.
43. Général Joseph Gallieni, Trois colonnes au Tonkin (1894-1895), Chapelot, Paris, 1899. Cité dans Christian Olsson, « De la pacification coloniale aux opérations extérieures. Retour sur la généalogie des « cœurs et des esprits » dans la pensée militaire contemporaine », in Questions de recherche, CERI Sciences Po, n°39, avril 2012.
44. Général Joseph Gallieni, Trois colonnes au Tonkin (1894-1895), op. cit.
45. Hubert Lyautey, Du rôle colonial de l’armée, (1900), BNF, Paris, 2012.
Voir aussi Maxime Gillet, Principes de pacification du Maréchal Lyautey, Economica, Paris, 2010.
46. Hubert Lyautey, Du rôle colonial de l’armée, (1900), BNF, Paris, 2012.
47. Christophe Wasinski, op. cit.
Douglas Porch, Wars of Empire, Collins/Smithonian, New York, 2 000.
48. US Marine Corps (USMC), Small Wars Manual, (1940), US Government Printing Office, Washington, DC, 1987.
49. « La réponse ne se trouve pas dans l’envoi de soldats supplémentaires dans la jungle, mais dans les coeurs et les esprits de la population. Voir Paul Dixon « ‘Hearts and Minds ?’ British Counter-Insurgency from Malaya to Iraq », Journal of Strategic Studies, vol.3, n°3, pp. 361-362. Cité dans Christian Olsson, « De la pacification coloniale aux opérations extérieures. Retour sur la généalogie des « cœurs et des esprits » dans la pensée militaire contemporaine », in Questions de recherche, CERI Sciences Po, n°39, avril 2012.
50. Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-
1994), La Découverte, Paris, 2007.
51. André Beauffre, Études sur les conditions futures de la guerre. Les problèmes de la guerre de demain, suivies
des commentaires et conclusions du général Jean de Lattre de Tassigny. Ministère des armées, Inspection générales de l’armée de terre, 12 juillet 1946.
52. Michael McClintock, Instruments of Statecraft. US Guerilla Warfare, Counterinsurgency and Counter-terro-
rism, 1940-1990, Pantheon Books, New York, 1992.
53. François Géré, Thierry Widemann (dir.), La guerre totale, Economica, Paris, 2001.
54. Claude Serfati, Impérialisme et militarisme. Actualité du XXIe siècle, Ed. Page 2, Paris, 2003.
55. Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009.
56. SDMUF, SHAT, 12T65, Colonel Lacheroy, « Une arme du Việt-Minh : les hiérarchies parallèles », Bien Hoa, novembre 1953 [novembre 1952]
Élie Tenenbaum, « Pour une généalogie atlantique de la contre-insurrection », in Georges-Henri Bricet des Valons (dir.), op. cit., p. 28.
58. Gabriel Périès et David Servenay, op. cit., p. 40.
59. Colonel Charles Lacheroy, De Saint-Cyr à l’action psychologique. Mémoires d’un siècle, Panazol, Lavauzelle, 2003, p. 68.
60. Ibid.
61. Roger Trinquier, Les maquis d’Indochine. Les missions spéciales du service action en Indochine, 1952-1954,
Albatros, Paris, 1976.
62. David Galula, Pacification en Algérie, Les belles lettres, Paris, 2016, p. 30.